Anarchisme et science – José Ardillo

José Ardillo

ANARCHISME ET SCIENCE

(Al Margen [Valencia], n°s 75, 76 et 77,
entre 2010 et 2011 – Traduit de l’espagnol)

La philosophie anarchiste a dès l’origine littéralement vénéré la science — aucun doute n’est possible à cet égard. Et pourtant, il ne faut pas oublier que Bakounine lui-même fut un des premiers à attirer l’attention sur les dangers encourus à partir du moment où l’on place une confiance aveugle dans le pouvoir de la science et des scientifiques. Soulignant le risque d’attribuer un trop grand pouvoir à certains groupes d’experts au détriment des capacités de jugement de la majorité des gens, il entrevoyait déjà à son époque comment la science pouvait faire alliance avec les ennemis du peuple en vue de le soumettre toujours plus. En outre, Bakounine voyait dans la science une sorte de tyrannie pesant sur la réalité, écrasant la vitalité de l’esprit humain, immolant sa spontanéité créatrice à grands coups de concepts arides. Les rares pages dans lesquelles il esquissa cette critique de la science n’eurent pas beaucoup d’écho parmi les militants d’alors, et c’est ainsi qu’une grande partie de la pensée anarchiste considéra que son idéal d’émancipation dépendait entre autres des progrès scientifiques.

Plusieurs pistes permettent d’expliquer le sentiment de dette que l’anarchisme semblait avoir envers la science. De façon générale, tout le progressisme scientifique classique subissait l’influence de l’Encyclopédie et de la philosophie des Lumières, et il en était de fait l’héritier. La philosophie anarchiste, qui vit le jour au XIXe siècle, ne pouvait éviter cette inspiration. Pratiquement tous les mouvements d’émancipation politique de cette époque s’identifiaient au progrès de la Raison et de la Science. Il aurait difficilement pu en être autrement à cette époque. Mais il existe aussi une raison supplémentaire très forte à cette vénération de la part des anarchistes : les agitateurs de ce mouvement pensaient fort justement que le peuple était privé du savoir et de la science de façon délibérée, en vue de l’opprimer plus aisément. L’ignorance était l’attribut du déshérité exploité par les puissants. La classe dirigeante avait de bonnes raisons de laisser les travailleurs dans l’ignorance, et c’était pour les anarchistes le progrès lui-même qui révélait l’ignominie de la situation.

La pensée émancipatrice classique avait en général une vision quelque peu rudimentaire de la relation entre savoir et pouvoir politique. Lorsqu’elle analysait l’ignorance de la classe ouvrière, le fait que celle-ci soit le fruit du processus d’acculturation provoqué par l’industrialisation forcenée restait dans l’ombre. On considérait alors que tout savoir objectif valable était le produit de l’évolution de la méthode scientifique, et ce faisant on oubliait tous les savoirs empiriques caractéristiques des cultures préindustrielles et indigènes.

L’anarchisme et le socialisme proposaient la plupart du temps une image du savoir tenant excessivement du rationalisme des Lumières et de sa fascination pour l’idéal de la science instrumentale. Le schéma historique présentant la Science et la Raison comme les vainqueurs face aux ténèbres de la crédulité et de la superstition était accepté sans discussion.

Bien évidemment, les anarchistes, de même que Marx et beaucoup d’autres, analysèrent le phénomène religieux comme étant le fruit de l’ignorance et de la faiblesse humaine, et de ce fait comme un instrument de domination visant les exploités. En réglant ainsi la question de la religion, et dans ce cas du christianisme, l’anarchisme fut victime d’une simplification outrancière. S’il est vrai que la religion était historiquement l’alliée des pouvoirs en place, il n’en reste pas moins que de nombreux soulèvements de l’ère préindustrielle appartenaient à des mouvements à caractère religieux : le prêtre John Ball au XIVe siècle, le prédicateur Thomas Münzer au XVIe siècle, ou l’agitateur chrétien Gerrard Winstanley au XVIIe siècle, furent à la tête d’importantes révoltes paysannes où s’exprimaient des idéaux sociaux proches de l’anarchisme. Et ce furent les nouvelles classes dirigeantes, la bourgeoisie et les tenants de sa propagande, qui utilisèrent la Science et la Raison pour décapiter l’autorité de droit divin, en finir avec l’Ancien Régime et instaurer le capitalisme industriel comme système encore plus perfectionné de domination des peuples.

Cette évidente ambiguïté dans l’évolution des idéaux sociaux ne fit pourtant pas fléchir la foi dans le Progrès, en tout cas pas dans un premier temps. L’optique par trop schématique que fournissaient les encyclopédistes aux anarchistes présentait la modernité comme la fin de la tyrannie obscurantiste des anciennes classes dominantes et l’avènement possible d’une société nouvelle établie sur la liberté et la raison. Les anarchistes ne croyaient évidemment pas que le seul mouvement historique conduirait à l’émancipation, mais sans considérer que la révolution prolétarienne suffirait à libérer les forces rénovatrices qui grondaient au sein du monde industriel, ils tendaient pourtant à adopter sans le questionner l’idéal progressiste scientifique hérité de l’idéologie bourgeoise. De fait, la réappropriation de la science fut l’une des premières tâches que s’imposèrent les anarchistes.

À raison, ces derniers visaient les restes d’une religion catholique parasitant encore les institutions et la vie culturelle, tout particulièrement dans un pays comme l’Espagne où celle-ci exerçait une forte répression. Il est vrai que l’Église, pour tenter de conserver quelques bribes de pouvoir et sa tutelle sur la population, ne pouvait que s’opposer à la philosophie des Lumières et à l’avancée de la science. Elle avait en effet été reléguée au second plan par l’expansion de la société libérale, et le dogme religieux se mit à sentir le rance quand il dut se confronter à la philosophie bourgeoise et aux « libres-penseurs ». Même si, à la fin du XIXe siècle, l’Église catholique — et le christianisme en général — conservait une place prépondérante en Europe, l’emprise de sa doctrine était déclinante, les conquêtes de la science et du rationalisme s’étant frayé un chemin depuis déjà des siècles. Quand les anarchistes émergèrent, ils estimèrent devoir combattre une doctrine qui n’était plus qu’une coquille vide, une foi effilochée qui s’agrippait comme elle pouvait à la vie collective pour tenter de conserver son influence. En résumé, les anarchistes contemplèrent avec enthousiasme l’avènement de l’ère scientifique, parce qu’ils voyaient en elle la victoire de la lumière et de la raison sur la superstition et l’ignorance, alors qu’en réalité ils assistaient à l’avènement d’un nouveau culte, celui de la science qui, alliée au pouvoir, inaugurerait une nouvelle forme d’oppression, comme Bakounine en avait eu l’intuition.

La plupart des anarchistes pensaient ingénument que le progrès scientifique se rangerait à leurs côtés une fois que la science cesserait d’être utilisée comme un instrument de propagande servant la classe dominante. Voilà pourquoi les anarchistes s’opposèrent à Malthus, Herbert Spencer, Thomas Huxley, Cesare Lombroso et à tous ceux qui tentaient de justifier un certain état de choses en ayant recours à une approche soi-disant empirique et objective. Si la figure du scientifique restait celle d’un héros de la lutte pour la vérité, comme l’avait été Galilée, il s’agissait à l’époque de livrer bataille face aux manipulations mal intentionnées de la vérité. La science bourgeoise était donc, après l’Église, l’ennemi idéologique n°2. En somme, l’idée était qu’une fois mis en déroute les religions et autres cultes irrationnels, une fois démasquée l’imposture bourgeoise face à la science, la vérité s’ouvrirait un chemin et viendrait soutenir tout naturellement le projet universel d’émancipation. Mais jusqu’à quel point ce progressisme pesa-t-il sur l’œuvre politique du mouvement libertaire ?

C’est à Kropotkine, grand théoricien de l’anarchisme et scientifique renommé, que l’on doit l’intégration de l’analyse sociale anarchiste au courant intellectuel progressiste du XIXe siècle. À la lecture de son livre précisément intitulé La Science moderne et l’anarchisme, on pourrait penser qu’il considérait le second comme un rejeton politique du premier. On peut y lire :

« L’Anarchie est le résultat inévitable du mouvement intellectuel dans les sciences naturelles qui commença vers la fin du XVIIIe siècle, fut ralenti par la réaction triomphante en Europe après la chute de la Révolution française, et recommença, dans la complète éclosion de ses forces, depuis la fin des années 1850. Les racines de l’Anarchie sont dans la philosophie naturaliste du XVIIIe siècle. Mais elle ne put recevoir ses fondements complets qu’après la renaissance des sciences, qui se produisit au commencement de la seconde moitié du XIXe siècle et qui donna une vie nouvelle à l’étude des institutions et des sociétés humaines sur une base naturaliste. »

D’après Kropotkine, celui qui applique la méthode scientifique à la société pourrait être capable, grâce à l’observation rigoureuse, de démêler les traits constitutifs des institutions de pouvoir :

« Profitant des documents historiques accumulés par la science moderne, l’Anarchie a démontré que l’autorité de l’État, dont l’oppression grandit de nos jours de plus en plus, n’est en réalité qu’une superstructure nuisible et inutile, qui, pour nous, Européens, ne date que des XVe et XVIe siècles : superstructure faite dans l’intérêt du capitalisme, et qui fut déjà, dans l’Antiquité, la cause de la chute de Rome et de la Grèce, ainsi que de tous les autres centres de civilisation en Orient et en Égypte. »

Il affirmait un peu plus haut dans le même texte :

« L’Anarchie représente une tentative d’appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive des sciences naturelles à l’appréciation des institutions humaines. Elle est aussi une tentative de deviner, sur la base de cette appréciation, la marche de l’humanité vers la liberté, l’égalité et la fraternité, afin d’obtenir la plus grande somme possible de bonheur pour chacune des unités dans les sociétés humaines. »

Kropotkine, à l’inverse d’un certain « socialisme scientifique », ne se laisse pas prendre au piège de l’idéologie qui postule l’inévitable avancée de la société capitaliste vers une société égalitaire. Et il est intéressant de noter la place qu’occupe dans son approche la méthode scientifique en tant qu’instrument d’analyse sociale : c’est justement cette dévotion à la quête de la vérité, fondée sur la somme de ses observations directes de la réalité et de la nature, qui fait toute la valeur de son œuvre. L’Entraide, L’État ou L’Histoire de la Révolution française sont le fruit de cet élan désintéressé pour défendre la vérité en tentant de formuler des principes généraux (l’entraide comme facteur d’évolution, ou l’émergence historique de l’État comme forme d’oppression) fondés sur une étude rigoureuse des faits. Kropotkine a ainsi ouvert de nouveaux horizons à la réflexion politique. L’Entraide, écrit en réponse au darwinisme social (que certains qualifient simplement de « spencerisme social »), permet d’intégrer l’histoire des institutions humaines dans le cadre plus global de l’évolution naturelle des espèces. Mais là où certains ne voient, dans un domaine comme dans l’autre, qu’une lutte pour la survie et une adaptation des meilleurs, l’anarchiste pose la solidarité comme principe de base pour la conservation de la vie. Sa philosophie sociale s’enrichit de ses connaissances géographiques et géologiques, et ses écrits restent une référence en la matière.

Mais à la différence de Bakounine, Kropotkine ne fut pas capable de détecter le danger résultant de l’avènement d’une idéologie scientifique. Il lui était également impossible d’imaginer que la communauté scientifique en arriverait à former une véritable élite d’experts au service des intérêts de la classe dominante. Il était en définitive par trop optimiste quant aux applications techniques et industrielles de la science. Son ami Élisée Reclus, lui aussi géographe et homme de science, avait eu pour sa part l’intuition du problème que représentait la connaissance scientifique comme savoir fragmenté.

Dans son œuvre la plus connue, L’Homme et la Terre, il dit, en se référant aux scientifiques, qu’« ils courent, au point de vue moral, un danger particulier qui provient d’une trop grande spécialisation ». Et Reclus était loin de pouvoir évaluer à quel point ce savoir scientifique allait se retrouver aujourd’hui dispersé en une myriade de disciplines… Il fut lui-même l’incarnation du savant détenant un savoir encyclopédique, et une bonne partie de son œuvre vient aujourd’hui à l’appui de la critique écologique. Son enthousiasme pour le Progrès était souvent modéré par l’apport de nombreuses références aux peuples de l’Antiquité et de la Préhistoire.

Nous pouvons donc voir comment l’anarchisme s’est notablement enrichi de l’idéal scientifique de l’époque, avec l’intérêt pour l’observation et la vérification (par la reproductibilité des expériences), l’autocritique et la rigueur, la recherche de la vérité et du savoir universel, etc. Mais les problèmes de la transformation de la science en un « scientisme », de la marchandisation du savoir scientifique, des excès de la technologie, etc., restèrent sans réponse.

Dans un des textes classiques du mouvement libertaire espagnol, El proletariado militante (Le prolétariat militant) (1902), d’Anselmo Lorenzo, on retrouve parfois les traces de la foi dans la science qui éclaira les premiers pas de l’anarchisme : « Liberté de culte ! Qu’est-ce que signifie le fait qu’ils nous donnent la liberté de culte dans un texte de loi, s’ils nous interdisent formellement, au moyen d’une organisation sociale, l’entrée dans le temple de la science, vrai culte qui fait de chaque homme un dieu ? »

Certains historiens ont repéré cette passion pour la science dans l’anarchisme espagnol. Toutes les publications de l’époque sont pleines de références à des ouvrages et à des controverses scientifiques qui animaient l’époque. Galilée, Darwin ou Haeckel devinrent des héros combattant les préjugés et la superstition. Dans le même temps, la science naturelle élargissait le regard de l’homme et démystifiait la nature et le cosmos, augmentait la possibilité de transformation du milieu physique et mettait à la portée de tous l’abondance dont on avait tant rêvé. Dans le chapitre dédié à la science et à l’anarchisme de son livre Musa libertaria  (Muse libertaire)[1], Lily Litvak écrit ainsi :

« Les anarchistes héritèrent du positivisme la poésie attachée à l’avenir de la science, ainsi que la célébration des héroïsmes qu’il suscitait, l’orgueil propre à l’homme maître des éléments et constructeur de machines énormes et délicates qui l’aident dans son entreprise de conquête du monde. […] Les poètes anarchistes louent dignement la science appliquée, qui élargit les horizons, fait reculer les limites de l’univers et démultiplie le pouvoir de l’homme tout en augmentant son bien-être. »

L’un des auteurs qui ont le plus clairement décrit le scientisme des anarchistes, l’historien José Alvarez Junco, insiste en outre sur l’idée qu’ils se faisaient d’une société organisée de façon rationnelle.

Le « positivisme » anarchiste reprend, sous bien des aspects, l’entreprise d’Auguste Comte et de Saint-Simon. La logique scientifique, appliquée à l’évolution sociale, devait engendrer une société régie de façon transparente selon les principes de la méthode expérimentale.

La science endiguerait définitivement toutes les pulsions ataviques des époques passées. Alvarez Junco note à ce propos :

« Les anarchistes appartiennent à la tradition positiviste et socialiste utopique en ces termes : la domination de l’homme par l’homme laissera, en définitive, la place à l’administration scientifique des choses. Le positivisme peut aujourd’hui être interprété comme une doctrine à caractère conservateur, rationalisant et stabilisant l’ordre social après la Révolution française. Mais dans l’Espagne de la fin du XIXe siècle, où manquaient la base sociale bourgeoise et le développement intellectuel qui étaient présents en France, il se trouva confronté à une forte opposition de la part des milieux conservateurs [2]. »

Les anarchistes espagnols durent faire face à une question paradoxale : comment articuler le scientisme avec la croyance en l’existence ’un désir de justice et de solidarité instinctif chez l’être humain ? Comment concilier d’un côté l’idée que ce qui échappe au rationnel menace de retomber dans la barbarie et le chaos, et de l’autre la démonstration scientifique faite par Kropotkine d’instincts de communauté et d’entraide inhérents à la nature humaine ? Comment faire correspondre le progrès scientifique avec les tendances de l’espèce ? La science ouvrait-elle vraiment une voie dans les ténèbres, ou bien fallait-il nuancer l’opposition entre raison et instinct, entre culture et nature ?

L’historien Alvaro Giron Sierra a justement tenté d’expliquer ce paradoxe [3]. Les anarchistes espagnols prirent en considération les travaux de Kropotkine sur l’entraide, qui permettaient de dépasser les simplifications du darwinisme social concernant la lutte pour la survie, la sélection des mieux adaptés, etc. Suivant les arguments de Kropotkine, il écrit : « Les instincts sociaux sous-jacents à la pratique de l’entraide sont toujours favorisés par la sélection naturelle. Mais ce n’est pas tout. Il y a une tendance générale de la vie à la sociabilité. » Le problème réside dans le fait que cette tendance à la sociabilité passe philosophiquement pour être instinctive, et donc irrationnelle. Les anarchistes, influencés par le positivisme, ne peuvent accepter le caractère simplement inconscient et irrationnel de l’entraide, facteur prédominant de l’évolution. La science doit être l’outil qui établit solidement et rationnellement cette tendance innée au sein d’une société libérée. Comme l’explique très bien Giron Sierra :

« Nous nous dirigeons vers une reformulation du grand problème de la théodicée de l’origine du mal dans le monde, qui permet, d’une certaine façon, de préserver la croyance dans la bonté naturelle de l’être humain. L’être primitif obéissait instinctivement à la loi de l’entraide, mais ne disposait pas de la connaissance rationnelle de celle-ci. Ceci permet d’expliquer que cette loi s’applique de façon inadéquate. »

Giron Sierra cite précisément un extrait écrit par la rédaction de la revue Natura de 1905, qui apportait une réponse aux arguments individualistes et nietzschéens du théoricien anarchiste Comas Costa :

« Nous opposons à l’étrange et bourgeoise interprétation de la lutte darwinienne pour la survie, l’interprétation scientifique de l’entraide, de l’association pour la vie, base et facteur primordial de toute évolution du règne animal et du progrès des sociétés. »

C’est-à-dire que l’entraide ne pouvait être vraiment appréciée que si elle se transformait en un rigoureux objet de science.

Tous ces auteurs ont étudié l’idéologie et la culture anarchistes sur la période qui va de l’éclosion de la pensée libertaire au début de la Première Guerre mondiale. Mais, comme le signale Alvarez Junco, « il est probable que, comme dans le cas du rationalisme et du scientisme, les anarchistes continuèrent à nourrir cette foi bien longtemps après que ces concepts avaient été critiqués par les idéologues officiels ». De quels « idéologues officiels » s’agit-il, nous ne le savons pas, mais la réflexion de l’auteur semble juste quand il ajoute :

« Aujourd’hui pourtant, de petits groupes d’inspiration libertaire existent qui font partie des fervents pessimistes à l’endroit de la société technique future, dans la ligne dystopique des Orwell et Huxley, ce qui montre bien qu’il y avait dans l’idéologie anarchiste d’autres éléments qui rendaient possible une rupture avec « l’illusion de la finalité » et une ouverture vers le « règne de l’imagination » [4]. »

Les conflits armés et les désastres industriels ont clairement montré que la science recelait des pouvoirs susceptibles d’échapper au contrôle de l’humanité et de se retourner contre elle. Des critiques lucides de la science et de la technologie furent diffusées par des auteurs tels que Mumford, Ellul, Fromm ou les sociologues de l’École de Francfort. Les mouvements écologistes apparus surtout en Amérique du Nord firent contrepoint aux désordres provoqués par les débordements de la technologie, de l’agriculture industrielle, etc. Un écrivain libertaire américain aujourd’hui pratiquement tombé dans l’oubli, Paul Goodman, insista justement sur la nécessité d’analyser la fonction que la science devait occuper dans la société. Dans l’un de ses derniers ouvrages, New Reformation [5] (1971), il procède à un bilan de l’héritage que nous a transmis la science contemporaine. Loin de repousser la science et la technologie, Goodman voit en elles une source permettant à l’esprit humain et à la culture de s’élever. Soulignant les qualités de l’attitude scientifique en tant qu’exercice d’honnêteté, d’humilité et de véracité, il met en relief le fait que la science alimente une communauté de savoirs partagés à l’échelle internationale.

Cela ne l’empêche pas pour autant de dénoncer la voie perverse que la science a empruntée dans la société moderne :

« Dans les pays occidentaux, l’orthodoxie scientifique prétend que la science est neutre, et qu’elle est dans les pays communistes esclave (théoriquement) de l’idéologie. Mais, dans les deux cas, par leur financement comme par leur organisation, la science et la technologie sont très peu orientées vers le bien public, et pas du tout selon des fins qui pourraient nous paraître idéales. »

Goodman montre comment la science s’est intégrée dans les schémas de la technocratie et se voit aujourd’hui soumise à la satisfaction des besoins artificiels de la société de masse :

« Loin de gouverner, les scientifiques et les ingénieurs sont aujourd’hui un personnel employé par les systèmes organisés privés ou publics qui est littéralement irresponsable des projets et des programmes qu’il mène à bien. Les priorités de ces programmes éludent les nécessités humaines essentielles. »

Bien entendu, en tant qu’acteur de la vague radicale des années 1960, Goodman exige une décentralisation des appareils de pouvoir et de décision qui dirigent l’activité scientifique. Par ailleurs, il mise sur une science ouverte sur la société, qui assumerait une véritable utilité publique au sein d’une société écologique. De façon plus générale, il refuse le gigantisme technologique et plaide pour une relocalisation de la technique et des moyens de production. À la différence des anarchistes classiques, il ne croit pas que l’industrialisation en tant que telle puisse bénéficier à la société dansnson ensemble, particulièrement en ce qui concerne les pays dits « sous-développés ». Dans son approche anarchiste de la science, la pensée de Goodman peut parfois apparaître comme trop ambiguë. Malgré ses critiques très justes de la technocratie et de l’impérialisme économique, il trouve beaucoup d’attrait à la conquête spatiale et envisage l’entreprise scientifique en général comme une nécessité incontournable de la culture humaine. En cela, il rejoint les anarchistes du passé. Pour l’essentiel, il ne s’attaque ni à la méthodologie propre à la science ni à ses aspirations à une connaissance objective de la réalité, mais seulement à son appropriation illégitime par la classe dirigeante.

Reste à imaginer à quoi ressemblerait la recherche scientifique au sein d’une société égalitaire et décentralisée, telle que Goodman l’appelle de ses vœux. Paul Feyerabend, l’auteur très controversé de Science in a Free Society (La science dans une société libre, 1978) [6], tente dans ce livre d’apporter des éléments de réponse. Philosophe de la science reconnu, il se réclame d’une « épistémologie anarchiste » pour définir le caractère non nécessairement méthodique de l’avancée du savoir scientifique. À la vision orthodoxe et classique de la méthode scientifique, Feyerabend oppose une réalité différente. Il démonte, ou du moins tente de démonter le mythe d’une méthode scientifique rigoureuse et questionne les fondements supposés rationnels des découvertes scientifiques. Mais sa contribution la plus importante réside dans l’attaque lancée à l’encontre du conformisme et de l’orthodoxie renfermée sur elle-même dont font preuve les scientifiques, qu’il taxe de classe organisée autour d’une vision doctrinaire du savoir, excluant d’autres formes possibles de connaissance. Feyerabend va beaucoup plus loin que Goodman sur certains points, puisqu’il s’attaque au cœur même de la doctrine scientifique sur des questions telles que l’objectivité ou la rationalité.

Si les travaux de Feyerabend sont à la fois extrêmement intéressants et dérangeants, c’est parce qu’ils mettent en lumière le caractère profondément idéologique de la science contemporaine. Ce philosophe conteste la prétendue supériorité du savoir scientifique et considère que la science s’est transformée en une religion officielle d’État, comme le fut en son temps le catholicisme. Feyerabend ne se définit pas comme anarchiste, en tout cas pas au sens politique. Quand il demande la séparation de la science et de l’État, il ne s’interroge pas sur la nécessité de ce dernier. Cela n’en rend pas moins intéressante la polémique qu’il soulève. Pourquoi, en effet, la recherche scientifique est-elle systématiquement présentée comme bénéfique pour la société ? Pourquoi la société devrait-elle continuer à déployer toujours autant d’efforts pour soutenir la recherche ? Et plus particulièrement : pourquoi la science — telle qu’elle est considérée en Occident — devrait-elle être privilégiée par rapport à d’autres moyens d’établir la connaissance de la réalité ?

Dans la société moderne, l’institution scientifique a acquis le monopole incontestable du savoir. Malgré tous les désastres engendrés par l’agriculture industrielle, la production mécanisée, la médecine scientifique, le développement de l’équipement militaire, etc., la société n’a pas retiré la confiance qu’elle avait placée dans la communauté scientifique. Pour Feyerabend, la symbiose État-Science est une menace pour la démocratie : « L’entreprise même [la science] qui un jour dota l’homme des idées et de la force pour se libérer des peurs et des préjugés d’une religion tyrannique le transforme aujourd’hui en un esclave de ses intérêts. » Sa revendication d’une participation directe du citoyen aux décisions que prend la société en termes de choix des objets de recherche scientifique, ainsi que sa proposition d’une pluralité de méthodes et de savoirs, ouverte à d’autres traditions de pensée et de pratiques, vont dans le sens d’une philosophie libertaire.

La revue française Réfractions, consacrée comme l’indique son sous-titre aux « recherches et expressions anarchistes », a publié en 2004 un dossier dédié entièrement au problème de la science, de sa relation au pouvoir, et plus particulièrement à la position que l’anarchisme devrait adopter face à cette question [7]. Les collaborateurs du dossier, scientifiques et libertaires, situent de façon lucide les enjeux cruciaux. Ils reconnaissent tout d’abord que la science a signifié pour beaucoup un facteur de progrès et d’émancipation, tout en admettant ensuite : « Mais cette ère scientifique s’est accompagnée d’un excès d’optimisme et a donné naissance à des courants extrêmes (scientisme, positivisme politique et religieux, etc.) faisant ainsi de la science un nouveau dogme. » Vient ensuite une longue liste de catastrophes écologiques et militaires, fruits de l’invention scientifique alliée au pouvoir. Toutefois, inquiets de la vague de réaction antiscientifique, de relativisme, de culte de l’irrationnel, etc., ils affirment dans le même temps la nécessité de trouver un équilibre entre les excès du scientisme et l’extrémisme antirationnel. Par ailleurs, ils n’hésitent pas, très honnêtement, à admettre que « derrière les choix de valeurs des scientifiques se dissimulent trop souvent des rapports de force », écartant de ce fait l’idée par trop ingénue d’une « neutralité de la science ». Les institutions scientifiques étant modelées par les exigences du pouvoir, effectivement, comment pourrait-on innocenter la science ? C’est la raison pour laquelle ils déclarent :

« Pour nous, en tant qu’anarchistes et en tant que scientifiques, les rapports existant entre science et pouvoir constituent un problème en soi ; malheureusement, dénoncer les rapports de force qui se cachent derrière la prétendue neutralité des experts scientifiques ne suffira pas à le résoudre. »

Une fois posées ces idées de base, les auteurs envisagent une analyse qui favoriserait des ponts entre science et société, et qui débouche, à la façon de Goodman ou de Feyerabend, sur un idéal de démocratie participative englobant la recherche scientifique elle-même — une chose qui est aujourd’hui impensable, dans le cadre du modèle social que nous subissons. Malgré tout, certains articles du dossier portent la marque de ces préjugés positivistes et progressistes qu’on trouve fréquemment chez les scientifiques, et que dissimule à peine ce semblant d’ouverture au dialogue, bien qu’il s’agisse là d’un vaillant essai de mise au point relatif à ces questions, le dossier dans son ensemble est quelque peu décevant par l’absence d’une véritable confrontation d’idées entre les positions les plus réfractaires et celles qui sont, en quelque sorte, plus traditionnelles.

Il convient de préciser que ce dossier de Réfractions est paru à un moment où fleurissaient les manifestations critiques vis-à-vis de la science dans le milieu radical français. Dans le sillage d’actions de refus provoquées en France par l’application de l’ingénierie génétique à l’agriculture, des analyses allant dans le sens d’une critique antiscientiste virent en effet le jour. À la fin des années 1990 et au début de ce siècle paraissaient aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances divers textes et opuscules remettant en question la légitimité de la technoscience et dénonçant les désastres de l’agriculture transgénique. Peu de temps après, de petits groupes entreprirent des travaux de critique globale de la science et de la technologie. Ces collectifs, d’orientation clairement antiautoritaire, ont constitué une sorte de rénovation salutaire de la pensée anarchiste.

L’un de ces groupes, Pièces et main d’oeuvre (PMO), basé à Grenoble, a développé un important travail critique sur le terrain des nanotechnologies. Il faut savoir à ce sujet que la ville de Grenoble a constitué, et continue d’être, le terrain d’essai privilégié des laboratoires et industries lancés dans la création et la promotion de cette nouvelle technologie. L’édition d’un bulletin d’information et de critique, ainsi que ses actions de contestation, ont valu à ce collectif d’attirer les foudres des autorités et des forces de l’ordre, ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre dans la même voie. Comme dans le cas des biotechnologies, PMO a dénoncé à de nombreuses reprises l’opacité dans laquelle se déroulent les recherches sur les nanotechnologies, les intérêts inavouables qu’elles recouvrent, ainsi que les possibles conséquences écologiques et sanitaires que l’introduction de ces technologies pourrait avoir sur la société et l’environnement. La France investit aujourd’hui de grandes quantités d’argent dans ce nouveau filon industriel, sans que personne ou presque n’en sache quoi que ce soit. Pour un groupe comme PMO, il est clair que la prétendue neutralité scientifique n’est qu’un leurre qui se détruit lui-même. Voici ce qu’il affirme dans l’un des livres qu’il a publiés :

« On peut discuter des applications « bonnes » ou « mauvaises » de la recherche, soutenir que « l’outil est neutre » et l’usage seul en cause, qu’il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », « le bon grain avec l’ivraie », etc., mais un fait demeure indiscutable : dans un monde où s’opposent dominants et dominés, tout « progrès des connaissances » sert d’abord les dominants, leur sert d’abord à dominer, et autant que possible à rendre leur domination irréversible [8]. »

La France étant un pays pionnier dans la recherche, avec un budget destiné à la science supérieur à celui de pays tels que l’Espagne, toutes ces questions y tiennent une place particulière. La conscience d’une écologie humaine et sociale a alimenté dans certains milieux contestataires un refus du scientisme. Le groupe Oblomoff, formé en 2004 par de jeunes chercheurs et universitaires basés originellement à Paris, a également fomenté un débat radical sur la fonction de la science dans la société — débat qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas été considéré à sa juste mesure, mais dont personne ne peut nier l’existence. Ce groupe, en diffusant textes et pamphlets, est intervenu dans des discussions et des rassemblements scientifiques, montrant ainsi son désaccord et invitant à l’action directe pour contrer l’apathie des citoyens face à l’alliance de la science et du pouvoir. On peut ainsi lire, dans la présentation d’un recueil de leurs écrits d’agitation :

« Nous appelons à établir les liens encore possibles entre toutes les personnes qui, issues ou non du milieu scientifique, parfois s’ignorent et entendent résister en acte à l’avancée de la technoscience. La question n’est pas de rapprocher la science du citoyen, mais de casser la logique de l’expertise, de dénoncer le mensonge de la neutralité de la recherche et d’empêcher la science contemporaine de contribuer, au jour le jour, à détruire la politique, la remplaçant par une affaire technique [9]. »

PMO et le groupe Oblomoff parlent explicitement de « technoscience », étant établi que la recherche scientifique est aujourd’hui un terrain entièrement dominé par les applications technologiques et industrielles. Et c’est bien pour cela qu’ils dénoncent le mythe de la « science pure », de la « recherche fondamentale », pointant du doigt la responsabilité des scientifiques dans la production de savoirs qui, d’une façon ou d’une autre, servent la légitimation et le perfectionnement du système de domination actuel. L’impact de ces groupes est resté marginal, mais leur activité n’en est pas pour autant moins importante. De fait, la persistance de ces courants « anti-industriels », sous forme de publications, d’analyses et d’interventions publiques, est un signe de leur importance vis-à-vis d’autres variantes que l’anarchisme a pu connaître au cours du temps (insurrectionalisme, anarcho-primitivisme, courants antimondialisation, etc.).

Peut-on voir un parallèle entre la critique féroce de la religion par les premiers anarchistes et ce qui s’énonce aujourd’hui à l’encontre du dogmatisme scientifique ? Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’apporter une réponse définitive, cette question devrait recevoir toute l’attention qu’elle mérite.

José Ardillo

(Al Margen [Valencia], n°s 75, 76 et 77, entre 2010 et 2011. Republié dans la brochure « Un anarchisme de l’abondance ? et autres textes » (pdf) ; et dans La liberté dans un monde fragile – Ecologie et pensée libertaire, L’Echappée, 2018)


NOTES

1. Lily Litvak, Musa libertaria. Arte, literatura y vida cultural del anarquismo espanol (1880-1913), Madrid, Fundaciòn Anselmo Lorenzo, 2001.

2. José Alvarez Junco, La Ideología política del anarquismo espanol (1868-1910), Madrid, Siglo XXI, 1976.

3. Alvaro Giron Sierra, En la mesa con Darwin. Evolución y revolución en el movimiento libertario en Espana (1864-1914), Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 2005.

4. Publiés en 1976, ces mots restent aujourd’hui toujours valables.

5. Paul Goodman, New Reformation : Notes of a Neolithic Conservative [La nouvelle Réforme. Notes d’un conservateur néolithique], Oakland, PM Press, 2010.

6. Paul Feyerabend, Science in a Free Society, Londres, Verso, 1982.

7. Dossier « Visages de la science », Réfractions n° 13, automne 2004.

8. PMO, Aujourd’hui le nanomonde. Nanotechnologies, un projet de société totalitaire, Montreuil, L’échappée, 2008.

9. Groupe Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, Montreuil, L’échappée, 2009.


via Indymedia